Mon billet précédent portait sur la séparation College/Grad Studies et la proportion d'étranger (presque aucun en College, presque la moitié en Grad Studies, encore plus si on compte les immigrés récents). De mon point de vue, c'est le symptome du "casse du siècle", et l'ensemble forme un tout cohérent, un système presque imbattable.

Pour comprendre, il faut prendre un peu de recul. Dans l'Université, vous avez trois forces en présence (pas deux) : l'administration, les étudiants, les professeurs. Chacune a ses objectifs, partiellement compatible avec ceux des deux autres, partiellement incompatible :

  • l'administration veut équilibrer son budget, y compris par les donations des anciens élèves,
  • les étudiants veulent avoir un boulot intéressant après leurs études, et ne pas trop travailler en cours,
  • les professeurs veulent faire de la recherche (et donc avoir des étudiants capables de faire cette recherche)

Je schématise grossièrement, bien sûr, mais ça n'est pas faux non plus. Au moins en première approximation. Naturellement, il y a compatibilité entre les objectifs de l'administration et ceux des étudiants : plus les étudiants ont de bons jobs après leurs études (des jobs qui paient), plus ils sont susceptibles de faire une donation importante à leur université chérie. Plus ils ont apprécié leur séjour à l'université (confort, on s'amuse bien, pas trop fatigant), plus ils en garderont un bon souvenir et plus ils sont susceptibles de faire un don à leur université chérie... En même temps, ils ne peuvent pas faire tout ce qu'ils veulent : le statut de l'université dépend de son accreditation, c'est-à-dire de la reconnaissance (par les pairs) de la qualité des étudiants formés, et de la qualité des cours donnés.

Il y a aussi une compatibilité (partielle) entre les objectifs de l'administration et ceux des professeurs : si un professeur fait de la bonne recherche, il est célèbre, prestigieux, il fait de la pub à l'université et permet d'attirer de brillants étudiants.

En revanche, historiquement, il y a conflit entre les objectifs de recrutement des professeurs (les meilleurs étudiants) et ceux de l'administration. Pour l'administration, le prestige de l'institution vis-à-vis des anciens étudiants est fondamental (ce sont eux, par leurs donations, qui assurent l'avenir et l'équilibre du budget. Les frais d'inscription ne sont qu'un quart du budget, rappelez-vous). Il faut donc les garder dans de bonnes dispositions. Par exemple en recrutant leurs enfants (étape 1, leur donner envie d'envoyer leurs enfants, étape 2, s'assurer que leurs enfants passent le concours de sélection). Sur l'étape 2, on estime qu'un descendant d'ancien élève a deux fois plus de chances de passer le concours d'entrée en college, à niveau scolaire égal (évidemment, les universités gardent le secret sur ces données, c'est une estimation). Sur l'étape 1, à certains moments de l'histoire, ça s'est traduit par l'exclusion de certaines catégories d'élèves pour conserver l'attrait de l'université (le but, pour rester poli, c'était de rester entre blancs, anglo-saxons et protestants...) Une fois qu'on a en tête les étapes 1 et 2, on comprend l'intérêt pour l'administration de contrôler le concours d'entrée. Et c'est bien ce qui s'est produit, dans les années 20-30. On a mis en place un système de sélection spécifique, basé sur les données scolaires et extra-scolaires (caractère, humanité, sport...). Le système n'étant pas purement basé sur les données scolaires, il permet à l'administration de faire ce qu'elle veut (certes, machin qui a eu 20 partout n'a pas été pris, mais vous comprenez, sur les qualités humaines, il était vraiment très mauvais...)

À plusieurs reprises, il y a eu une révolte des professeurs sur le concours d'entrée, notamment en 1958, après Spoutnik, quand l'Amérique a pris conscience de son retard en matière de science. À l'époque, le modèle revendiqué par les professeurs, c'est l'École Normale Supérieure (en français dans le texte). Sans surprise, les revendications ont été rejetées par l'administration (qui a gardé le contrôle de son concours d'entrée). On a donc, en College, des élèves qui ne sont pas choisis que sur leurs qualités scientifiques, ce qui ne répond pas aux envies des professeurs. Naturellement, le système n'est pas entièrement biaisé (un élève très mauvais n'est pas recruté, un élève très bon sera recruté, mais le milieu du classement est... ouvert). Il y a aussi le fait que les avantages de l'Université ne sont pas seulement dans les cours donnés. Le réseau des anciens élèves compte beaucoup, et vous aidera à trouver du boulot, tout comme les relations tissées avec les collègues de promotion. Et pour ça, c'est le College le meilleur.

Si on regarde bien le système mis en place, on n'a pas un pipeline qui va fournir les bons étudiants pour faire des PhDs : ça n'est pas les meilleurs qui sont recrutés, ils sont recrutés pour des critères non scientifiques, et ils n'ont aucun intérêt à continuer leurs études, puisqu'ils ont déja eu ce qu'il leur fallait en College. Le fait qu'ils se sont endettés pour payer les frais d'inscription, et que donc ils ont besoin de trouver du travail, contribue aussi à diminuer le flux d'étudiants en Grad School. Enfin, la baisse des vocations scientifiques frappe aussi les USA autant que le reste du monde : les étudiants préfèrent une carrière qui paie bien (business, law) ou une carrière artistique, plutot qu'une carrière scientifique (trop de travail, pas assez d'argent). Bref, en théorie, les universités américaines ne devraient pas avoir assez d'étudiants pour faire de la recherche de pointe.

C'est là qu'intervient l'aspect "casse du siècle" : une grande partie des étudiants en Grad School provient de l'étranger. Attirés par le prestige des grandes universités américaines, les étudiants chinois, indiens, vietnamiens... viennent remplir leurs Grad Schools. Le recrutement à l'entrée des Grad Schools est l'affaire des professeurs, cette fois, sur des critères purement scientifiques. Et c'est ce qui permet au système de fonctionner : cet énorme afflux d'étudiants étrangers, qui repose sur le prestige international et la qualité de la recherche. Ça n'est pas une coïncidence si les premiers classements internationaux d'universités en fonction de la recherche proviennent de l'université de Shanghaï.