C'est un paradoxe bien connu, dès qu'on regarde de près les grandes universités américaines : les frais d'inscription (très élevés, pourtant) ne sont qu'une petite partie du budget. Ainsi, Harvard a un budget annuel 3 milliards de $, pour 20 000 étudiants. Ceux qui sont habitués à faire des divisions de tête auront remarqué que ça ne colle pas avec les 32 000 $ payés chaque année par les étudiants.

Bon, d'accord, mais à quel point ? Prenons un classement bien connu des meilleures universités mondiales, et en partant du sommet, essayons de voir les dépenses de ces grandes universités qui font rêver en France (classées dans l'ordre de l'ARWU) :

Le document appelle plusieurs remarques, mais je vais me concentrer sur ce qui saute aux yeux : euh, il y a vraiment une université qui dépense 1,5 million de $ par an et par étudiant ? Eh bien oui. Il s'agit de Rockefeller University, à New-York. Classée 30e au classement de Shanghaï, et qui a dépensé en 2008 la modique somme de 290 millions de $, alors qu'elle accueille 207 étudiants en Grad School (encadrés par 619 professeurs et post-docs). On observe également la belle performance du SouthWestern Medical Center de l'University of Texas, avec un budget annuel de 1,42 milliards de $ pour 1883 étudiants (tous en grad school). Dans les deux cas, il s'agit clairement d'outliers. Ces deux universités sont plutôt des méga Centres de Recherche, fort bien dotés. Mais accrédités, donc ayant le droit de décerner des diplomes de thèse, donc ce sont des universités à part entière, et en tant que telles elles peuvent figurer au classement de Shanghaï. Et elles sont à la pointe du progrès dans leur discipline, publient beaucoup, sont beaucoup citées, donc elles ont un très bon score.

Une sorte de bug du classement de Shanghaï, si vous voulez. Ou une feature. On pourrait aussi dire que ça prouve les limites de mon hypothèse de départ : raisonner en fonction du nombre d'étudiants. Caltech aussi a un budget exagéré à cause de sa petite taille (2000 étudiants, dont 1000 en Grad School). Bon, éliminons les outliers en nous concentrant sur le bas de l'échelle.

La hauteur de la barre orange représente la division "dépenses annuelles de l'Université / nombre total d'étudiants". La barre jaune représente le montant maximal des frais d'inscription (souvent, les habitants de l'État paient bien moins cher). Sur la façon dont j'ai obtenu les chiffres :

  • je suis parti des budgets pour chaque université (ils sont disponibles sur leurs sites web)
  • le nombre d'étudiants est également publié sur chaque site web (et sur Wikipedia)
  • l'exercice a ses limites, notamment pour les universités d'état. Ainsi, University of California ne donne que son budget total, sans préciser les dépenses pour chaque campus. Ce qui me conduit probablement à sous-estimer le budget de Berkeley, UCLA et UCSD, et à sur-estimer le budget de UC Davis et UC Irvine. Au passage, saluons la belle performance de University of California, qui parvient à placer 7 des ses 10 campus dans les 46 premiers mondiaux.
  • parfois, l'Université est adossée à un hôpital universitaire, qui fausse un peu la mesure : très peu d'étudiants, un gros budget (mais recettes égales aux dépenses), beaucoup de professeurs, beaucoup d'employés. Dans un certain nombre de cas, l'hôpital n'est pas sur le campus principal (celui de Cornell se trouve à Manhattan, par exemple), et le budget du campus principal est donné séparément. Lorsque l'information était disponible, j'ai pris le budget du campus principal (sans l'hôpital).
  • pareil pour CalTech, qui héberge le Jet Propulsion Laboratory, dont le budget est triple de celui du reste de l'université (avec très peu d'étudiants).
  • le budget de Paris 6 est le seul qui ne soit pas public (à ma connaissance). Je suis parti d'une estimation d'un ancien président (400 M euros de budget, plus 200 M pour les centres de recherche).

Une fois les hypothèses de départ explicitées, passons aux observations :

  • le budget est grosso-modo corrélé aux performances. Certes, Columbia se place devant Princeton, tout en dépensant moins pour chaque étudiant, mais les deux universités boxent quand même dans la même catégorie (150 000 $/an). Disons qu'il ne suffit pas de dépenser beaucoup d'argent pour être premier... mais tous les premiers ont dépensé beaucoup d'argent.
  • les exceptions les plus visibles à cette règle sont de deux types : les nombreux campus d'University of California, d'une part... et les universités hors-Amérique, d'autre part. À commencer par Cambridge, qui a un budget 4 fois plus petit que Stanford et le MIT, qui l'encadrent.
  • sur le montant des frais d'inscription, on observe clairement deux groupes : les universités américaines, qui sont à peu près toutes à la même hauteur (30 000 $), et les autres, y compris les canadiennes, où les frais vont de 436 $ (Paris 6) à 8500 $ (Toronto).
  • la hauteur de la barre jaune est trompeuse. Elle représente ce que paierait un étudiant qui n'est pas du même état, et qui ne bénéficie d'aucune bourse ni aide. En pratique, de nombreux étudiants bénéficient de bourse, soit liées au mérite, soit sous conditions de ressources. La part du budget qui correspond aux frais d'inscription est donc inférieure, et dépasse rarement la moitié du budget de l'Université, souvent le tiers. À Yale, par exemple, la moyenne des aides reçues par les étudiants dont les familles gagnent plus de 200 000 $/an est égale au quart des frais d'inscription (ce qui signifie qu'un nombre non négligeable de ces étudiants aisés a payé beaucoup moins).
  • en ces temps de crise, d'ailleurs, les Universités ont tendance à augmenter le montant et le nombre des bourses. Pas forcément les bourses complètes, mais surtout les bourses partielles.
  • on entend souvent dire que les dépenses par étudiant en France se rapprochent de la moyenne de l'OCDE. C'est vrai, mais l'écart-type en France est très faible (Paris 6 se situe à deux fois la moyenne nationale) alors qu'ailleurs il est phénoménal (plusieurs universités américaines sont au dessus de 10 fois la moyenne nationale).
  • plus une université se situe en haut du classement, plus il m'a été facile de trouver son budget, le nombre de professeurs et le supporting staff.
  • je ne vois pas de véritables différences public/privé (sachant que toutes, sauf Paris 6, sont autonomes dans leur gestion), ni de différences petite ville/grande ville.
  • apparemment, U. Penn. et Vanderbilt dépensent beaucoup d'argent par rapport à leurs performances, sans que je vois de réelle raison à cela. Inversement, le meilleur rapport qualité/prix semble être britannique. Cambridge, Oxford et UC London dépensent moins d'argent que des universités comparables.
  • évidemment, la proportion lettres/science fausse les comparaisons budgétaires: un étudiant en physique des particules "coûte" beaucoup plus cher qu'un étudiant en grec ancien. Presque toutes ces universités ont un département Lettres qui n'est pas négligeable, et représente entre le tiers et la moitié des étudiants.