Siggraph, c'est la base de ma vie de chercheur. Comme Nature pour un biologiste, comme Trends in Parasitology pour un parasitologue, comme Chemical Reviews pour un chimiste, c'est l'élément qui définit un bon papier et un bon chercheur. Un papier publié à Siggraph, c'est la gloire. Pas de papiers publiés à Siggraph... vous n'existez même pas. Comme un type qui aurait perdu sa carte d'identité dans SOS Bonheur.

C'est aussi la conférence. Celle où il faut être. Celle où tout le monde rencontre tout le monde, celle où on fait notre job market (et où l'industrie fait le sien). Une conférence dont la célébrité dépasse largement la discipline. Tellement qu'elle est référencée deux fois dans XKCD, par exemple.

Je dois faire une incise. Je vois d'ici mes lecteurs universitaires qui se troublent. Euh, comment ça, une conférence ? Pas un journal ? Eh bien oui, une conférence. Pour mes lecteurs qui ne sont pas universitaires, il faut préciser que les publications universitaires obéissent à une hiérarchie très précise. Tout en haut, il y a les articles dans des journaux internationaux ; en dessous, les articles dans des conférences internationales avec comité de lecture (les articles parus dans des journaux nationaux ou des conférences nationales sont très loin en dessous, les livres parfois au dessus). En Computer Graphics, à cause de Siggraph, la hiérarchie des normes est inversée : une conférence internationale est au dessus de tout le reste. Ça a longtemps posé des problèmes aux informaticiens graphistes dans des comités de recrutement (il fallait expliquer pourquoi un candidat avec 3-4 papiers à Siggraph était plus brillant qu'un candidat avec 2 papiers dans "IEEE Transactions on Applied Cryptography").

Mais Siggraph est aussi une excellente occasion d'observation. Les publications scientifiques, c'est presque de la biologie. Et puisqu'on est dans l'année Darwin, parlont un peu de sélection et de symbiose...

I. Sélection et variation :

D'abord, un écosystème avec une sélection quasi-unique, ça n'est pas sain. À cause de la prédominance de Siggraph, les professeurs recrutés en informatique graphique sont (principalement) ceux qui ont su publier à Siggraph. Avec le risque de laisser sur le côté des chercheurs brillants, mais à qui il a manqué un tout petit quelque chose pour que leurs papiers soient accepté. On courrait un risque d'affaiblissement du pool génétique, une lignée unique... qui n'aurait pas su s'adapter à de nouvelles conditions.

Personne n'est plus conscient de ce risque que les organisateurs de Siggraph eux-mêmes. Et depuis longtemps. En 1991, ils ont pris une mesure drastique pour diminuer l'importance de leur propre conférence ; alors que depuis 1975, les actes de Siggraph étaient publiés comme numéro du journal "Computer Graphics", ils ont décidé d'arrêter. Ils ont baissé volontairement le statut de leur conférence, tentant de la saborder pour en diminuer l'importance et éviter la mono-sélection. Disons-le franchement, ça n'a pas marché. La revue "Computer Graphics" est retourné à son anonymat, et Siggraph a continué d'être la référence. La différence entre le meilleur papier refusé et le plus mauvais papier accepté est toujours à l'avantage du second, parce que, ben, tu comprends, c'est Siggraph. En 2001, changement de ton. Pratiquement une capitulation en rase campagne. Puisqu'on ne peut pas diminuer l'importance de Siggraph, on va s'appuyer dessus. Et désormais, les actes de la conférence seront publiés comme le numéro 3 de la revue "ACM Transactions on Graphics". En 2007, nouvelle évolution : on offre aux meilleurs papiers refusés la possibilité d'être publiés dans la revue, dans un autre numéro. Le cycle de review de la conférence devient le premier cycle de review du journal. Il est néanmoins clair que la hiérarchie reste : la revue, c'est le prix de consolation si on a raté la conférence. En 2009, nouveau changement : les meilleurs papiers publiés dans la revue (ACM Transactions on Graphics) pourront être présentés à la conférence, dans une session spéciale.

Le but de cette nouvelle stratégie est clair : s'appuyer sur la conférence pour tirer l'ensemble de la communauté (et d'abord la revue ACM TOG) vers le haut. Les conséquences sont multiples : sur la revue, d'abord. Elle voit son Impact Factor grimper, faisant plus que doubler (de 2 à presque 5). Les chiffres sont impressionnants : les 10 articles parus en 2001 sont cités 40 fois, ceux parus en 2002 (la première année avec Siggraph) sont cités... 400 fois (pour être complet, il y avait 79 articles publiés cette année, dont 67 à Siggraph). Le rythme s'accélère les années suivantes, les articles de 2004 étant cités 630 fois. Conséquence inattendue : l'Impact Factor de tous les journaux en informatique graphique a également grimpé à cette occasion. Ben oui. Les sites de bibliométrie ne référençant que les journaux citant des journaux, lorsqu'une conférence cite un journal, ça n'apparait pas. Il a suffit que Siggraph devienne un journal pour que, d'un seul coup, les bibliomètres s'aperçoivent que Computer Graphics Forum est très cité. 2002 est encore une année de rupture dans les courbes.

II. Conférences symbiotes

Le processus de review (j'y reviendrai dans un autre billet) laisse malgré tout plusieurs articles de très bonne qualité, mais qui ne sont simplement pas assez bons pour Siggraph. Le seul avantage, c'est qu'on le sait très vite : les articles sont soumis fin janvier, et on a une réponse début avril. Deux mois et demi. Mais que faire d'un article refusé ? Le re-travailler et le soumettre à Siggraph-de-l'an-prochain ? C'est courir le risque de perdre un an, et de se faire doubler. Le soumettre à une revue ? Elles mettent en général plusieurs mois à répondre. Une fois de plus, on court le risque de se faire doubler. Il y avait un besoin, un marché diraient les économistes (c'est vraiment un billet multi-disciplinaire...). Plusieurs conférences annexes ont donc rapidement fait leur apparition, avec un positionnement stratégique : la date de soumission est quelques semaines après la réponse de Siggraph. L'effet est que les articles qui sont juste un peu pas assez bons pour Siggraph sont corrigés rapidement, et soumis à ces conférences, et publiés dans la foulée (en général juste avant Siggraph, ironie suprème).

J'y vois un processus de symbiose : les conférences bénéficient clairement de la présence du gros mastodonte Siggraph, qui attire plein de jolis articles, dont elles profitent (mais pas seulement). Mais les conférences sont aussi bénéfiques pour Siggraph : en offrant une porte de sortie aux articles très-bons-mais-refusés-quand-même, une soupape de sûreté, elles évitent que la contestation contre le mastodonte soit trop forte.

Pour ce dont je parlais au début, ces conférences compliquent encore la donne : les articles qui y sont publiés sont moins bons que ceux publiés à Siggraph, mais quand même très bons, souvent plus que ceux publiés dans des revues. La frontière est plus floue, et les explications souvent longues.

III. Mais au fait, pourquoi ?

En y réfléchissant, qu'est-ce qui fait le succès de Siggraph? Pourquoi est-ce que tous les bons articles y sont publiés ? (ce qui n'est pas la même chose que "tous les articles publiés sont bons"...). Je vois plusieurs raisons :

  1. la vitesse de réaction. En comparaison aux revues, en particulier. Soumission fin janvier, réponse début avril, publication en juillet. Moins de trois mois entre soumission et acceptation, 6 mois garantis entre soumission et publication. Beaucoup, beaucoup, plus rapide que les revues d'informatique graphique.
  2. les liens avec l'industrie. L'informatique graphique s'appuie sur une industrie riche, puissante et efficace (moins que les biologistes, peut-être, mais plus que d'autres disciplines). Siggraph, c'est aussi un immense hall d'exposition des dernières inventions graphiques, des démonstrations, de la veille technologique... Cette proximité avec l'industrie explique aussi la vitesse de réaction.
  3. ça s'auto-entretient. C'est l'aspect social (c'est vraiment un billet multi-disciplinaire). Si tous les bons articles sont publiés dans Siggraph et que vous avez un bon article, vous cherchez d'abord à le publier dans Siggraph.

Ce qu'il y a de bien, c'est qu'à la fois je sais qu'on fait rêver une bonne partie des autres disciplines (dont les autres informaticiens)... et on apparait comme ridicules aux yeux de ceux qui soumettent à Nature. Dans un prochain billet, je vous parlerais du processus de sélection.