Le précédent billet nous amène à une réflexion sur un autre problème, plus général, la place de la langue dans la recherche :

  • On a vu une conférence internationale refuser des articles parce qu'ils étaient en anglais. Inversement, les revues dites "internationales" en SHS sont parfois des revues avant tout anglo-américaines (US/K), qui rejetent des soumissions en anglais d'auteurs non anglo car ils ne maîtrisent pas les codes culturels (et non scientifiques) de la publication en anglais.
  • Lorsque Monsieur a organisé une conférence de renommée mondiale dans sa ville, il a réussi à faire venir de grands professeurs américains et européens... et s'est attiré les foudres d'une association de défense de la langue française, comme quoi il n'avait pas le droit d'organiser une conférence en anglais seulement. Au 21e siècle.
  • Son institut a décidé que toutes les évaluations se feraient désormais en anglais, ce qui leur a permis d'augmenter le nombre et la qualité des évaluateurs extérieurs, mais ça a demandé un long combat avec les autorités. Un autre institut, qui avait tenté le même changement, a été condamné par la justice, et forcé de repasser au français.
  • Certaines revues de SHS, qui veulent qu'on refasse la liste des revues de rang A pour l'AERES, proposent d'exclure de cette liste toutes les revues qui ne publient pas en français.

Il y a une sorte de complexe d'infériorité du français par rapport à l'anglais. Oui, l'anglais a une position hégémonique, et ça donne un avantage indû aux chercheurs de langue anglaise. Oui, on a le droit de ne pas aimer ça. Oui, forcer les gens à parler dans une langue, c'est aussi les forcer à s'approprier les concepts de base de cette langue, et donc, oui, l'hégémonie de l'anglais se traduit par une hégémonie du modèle anglo-américain (ou de ce qu'on perçoit comme tel). Non, ça n'est pas une raison pour lancer un nouveau combat d'arrière-garde (contre l'hégémonie de l'anglais).

Plus encore, si l'on s'éloigne des sciences dures où la publication décrit un domaine factuel voire technique qui se prête bien à la traduction, pour aller dans d'autres domaines où la réflexion passe par l'étude de concepts comme les sciences sociales, l'usage d'une seule langue appauvrit la réflexion et fout en l'air votre Weltanschauung à vous que vous avez et sur laquelle vous construisez votre réflexion scientifique. Puisque le langage - et la langue - est lié à une vision, une comréhension du monde particulière.

Car les concepts ne s'expriment pas de la même façon dans les différentes langues. Le mot français "territoire" ne recouvre pas la même signification que le mot anglais "territory". En outre, le problème n'est pas simplement sur un concept seul, mais un concept qui, dans un contexte linguistique donné, est lié à un champ sémantique - en d'autres termes, associé à un réseau d'autres termes et notions, qui construisent un champ de signification. Et ça, c'est pas traduisible : les références implicites, les mots associés, les expressions dans lesquelles ils s'insère, etc. Un géographe de mes amis a travaillé sur les renvois (les mots listés après "voir aussi" en fin d'entrée) dans deux dictionnaires de référence en géographie, le Johnston en anglais et le Lévy-Lussault en français. Sur un concept aussi basique en géographie que space/espace. Ben c'est pas les mêmes. Echec de la traduction.

Raisonner uniquement en anglais, ce serait perdre la capacité de définir les concepts autrement, voire perdre des concept tout court, et donc un échec scientifique - en plus de l'échec éthique allant avec le refus de la différence, qui est quand même un concept et une valeur à laquelle les sciences sociales tiennent. Mais raisonner uniquement en français aurait les mêmes limites. Raisonner à deux langues en même temps, français/anglais en miroir, est déjà bien plus riche et permet d'hybrider la réflexion en utilisant des concepts originaire des deux langues pour mieux comprendre l'objet dont on se soucie. En fait, l'idéal serait d'être capable de raisonner en trois langues (au moins, évidemment) :

  • ça permet d'intégrer au cœur même de la réflexion le fait que les concepts dont nous nous servons sont situés : ils ont été construits historiquement, dans des contextes (langagiers mais pas seulement) précis, dans des endroits précis et des contextes sociaux déterminés. Ils ne sont pas d'emblée universels. Ailleurs, dans d'autres contextes culturels et langagiers, ils n'existent peut-être pas du tout, ou ont des significations différentes. Et intégrer ces significations permet d'enrichir la compréhension et l'interprétation du phénomène étudié.
  • Ca permet d'éviter que l'effet de miroir entre langue hégémonique et langue nationale tourne à l'affrontement géopolitique scientifiquement stérile contre la perfide Albion mâtinée d'impérialisme 'ricain(voir ce que disait Nicolas dans le billet précédent). Ou à l'autisme scientifique.
  • Et sûrement tout plein d'autres choses.

D'où l'intérêt du raisonnement à trois bandes.

Comme quoi, la géographie c'est du billard.