Le 19 août 2009, à Sopron, l'opposition Hongroise organise un grand pique-nique pan-européen : une fête sur la frontière, là même où les deux ministres avaient coupé le dernier morceau du rideau de fer, avec des gens qui viennent de Hongrie et d'autres qui d'Autriche. Une grande fête, on est tous frères, le retour de la Hongrie dans l'Europe, tout ça...

Sauf que. Sauf que, si vous avez bien lu, ça veut dire une porte grande ouverte dans la frontière. Une brèche de deux mètres de large, en plein champ, à un endroit où il est normal de venir en nombre. Pour les nombreux Allemands de l'Est présents en Hongrie et qui cherchent à sortir, c'est l'équivalent d'un carton d'invitation doré à l'or fin.

À 15h00, pendant que tout le monde est à une conférence de presse dans l'hôtel de Sopron, ils sont dans les champs, à attendre. À 15h20, quand les douaniers déverouillent la porte pour préparer la fête, ils s'engouffrent.


Photo: Spiegel. Voir aussi les photos de Tamas Lobenwein, au coeur de l'événement.

661 Allemands de l'Est passent la frontière à ce moment-là, simplement trop vite, trop nombreux pour que les douaniers aient le temps de refermer la porte. De l'autre côté, ils sont pris en charge par la Croix Rouge, mis dans des bus, amenés à Vienne, où l'ambassade leur remet leurs nouveaux papiers. Les lois sur la nationalité allemande trouvent ici à s'appliquer à grande échelle : est allemande toute personne qui a un ancêtre allemand. Donc ces allemands de l'est sont des allemands comme les autres. Le soir du 19 août, ceux qui sont passés à Sopron ont un nouveau passeport :


Photo : picture-alliance/dpa (c) dpa-Bildarchiv, via German History Docs.

Arpad Bella

L'histoire a retenu le nom du Lieutenant-Colonel Arpad Bella, qui commandait le détachement des gardes-frontières à Sopron ce jour là. Ses ordres étaient clairs : si quelqu'un essaie de franchir la frontière de force, 1) crier "Halte !", puis s'il insiste 2) tirer un coup de semonce en l'air, avant de 3) passer à des mesures plus énergiques, euphémisme habituel pour "tirer dans le tas". Seulement, les ordres, c'est bien beau en théorie, mais face à une foule d'hommes, de femmes et d'enfants qui courent, ça devient terriblement concret. Le temps qu'il prenne une décision, Arpad Bella est déjà dépassé par la première vague de réfugiés, et la deuxième vague s'approche. Ce jour là, quelque chose a cédé en lui. Et au lieu de suivre les ordres venus d'en haut, c'est lui qui donne un ordre à ses hommes : "on est des gardes frontières, on garde la frontière. Regardez vers l'Autriche, contrôlez les gens qui entrent. Ce qui se passe derrière nous, on ne le regarde pas".

Plus tard, il a expliqué que, simplement, il ne voulait pas déclencher une boucherie (I don't want to be a mass murderer). Il aurait pu ajouter que suivre les ordres aurait été terriblement futile : la moitié des réfugiés étant déjà passés dans les premières secondes, tout ce qu'il pouvait faire, ça revenait à essayer de fermer la porte de l'écurie alors que la moitié des chevaux sont déjà sortis... (et l'autre moitié se trouve en travers de la porte). Et de toute façon, que pouvait-il avec seulement 5 hommes, armés de pistolets, face à la foule ? Au maximum, ils auraient pû déclencher un bain de sang, empêcher quelques réfugiés de passer, avant d'être probablement lynchés par la foule...

Il fut cependant mis à pied le soir même, puis traduit devant un tribunal militaire. Sa carrière militaire était terminée. Il ne sera réhabilité qu'en 1999. Le gouvernement envoie aussi plusieurs bus de gardes-frontière en renfort à Sopron. La route vers l'Autriche est à nouveau coupée.

Qui a organisé un truc pareil ?

Au soir du 19 août, les épithètes volent bas entre les pays frères. L'Allemagne de l'Est accuse la Hongrie de chercher à la déstabiliser, d'avoir organisé tout ça au plus haut niveau, et d'avoir vendu les réfugiés pour de l'argent. La Hongrie répond (en substance) que c'est celui qui dit qui y est (la RDA avait par le passé échangé plusieurs opposants emprisonnés contre de l'argent), que de tout façon elle n'a rien organisé du tout, et que elle n'avait absolument pas prévu ce mouvement de foule.

En y regardant de plus près (et 20 ans après, les langues se délient un peu), on arrive à la conclusion que, effectivement, l'état Hongrois n'avait rien organisé ni rien prévu de cette journée. Mais... pour ne rien voir, il a quand même fallu que les responsables hongrois mettent un soin certain à ne pas regarder ce qui se passait. Plusieurs associations se sont occupées de prévenir les Allemands de l'Est qu'il y aurait un pique-nique, que la frontière serait ouverte, de prévenir la Croix Rouge qu'il y aurait des réfugiés ce jour là, qu'il faudrait des bus pour les transporter, etc. Des activités de débutants, pas très discrètes (du genre 15 appels à Vienne pour essayer de trouver quelqu'un qui vous prend au sérieux quand vous annoncez des centaines de réfugiés...). Une bonne police politique aurait sans doute dû être au courant, et par voie de conséquence le gouvernement aussi.

L'organisation des gardes-frontières à Sopron parait aussi, après coup, un peu bizarre. Certes, les gardes avaient des ordres clairs. Mais pourquoi n'envoyer qu'un détachement de 5 hommes seulement, pour un événement qui devait amener des centaines de personnes ? Pourquoi d'ailleurs confier le commandement ce jour là à Arpad Bella, certes bon soldat, mais marié à une Silésienne, une Hongroise d'origine allemande, donc dont on pouvait se dire qu'il serait peut-être plus ouvert aux problèmes des Allemands ?

Ceci dit, même s'il n'est pas organisé, le pique-nique pan-européen de Sopron est vécu par les gouvernements d'Europe de l'Est comme une expérience en vraie grandeur. Les résultats de l'expérience sont : d'une part, on ne peut pas faire confiance à l'armée pour réprimer de façon violente une foule de réfugiés désarmée, et d'autre part, les protestations diplomatiques de l'Allemagne de l'Est restent, justement, des protestations diplomatiques. Elles ne sont pas suivies d'effets.

Dès lors, la solution au problème des réfugiés Allemands en Hongrie est relativement claire : puisque la Hongrie ne veut pas les garder, ne peut (moralement) pas les expulser à cause de la convention de Genève, ne peut pas (physiquement) les expulser parce qu'on ne peut pas faire confiance à l'armée, et qu'il y a un pays qui veut bien les accueillir, pourquoi aller chercher midi à quatorze heures ?

Arrêt sur Images

Ce qui frappe, quand on regardes les photos de Tamas Lobenwein, c'est le peu de bagages des Allemands de l'Est. Un sac à main, un manteau, une couverture. Des fois rien. Comme leur ancêtres les femmes de Weinsberg, ils fuient en emportant ce qu'ils ont de plus précieux : leur famille.

Bibliographie