Le 9 novembre 1989, le matin, un groupe de travail de hauts-fonctionnaires du Ministère de l'Intérieur prépare un document expliquant les nouvelles règles relatives aux frontières. Si vous préférez, la veille, les politiques ont donné la direction générale ("on ouvre les frontières"), et là on a les administratifs qui rédigent les détails pratiques.

Comme chaque fois que l'administration s'occupe des détails pratiques d'une décision politique (...), on aboutit à un système relativement compliqué. Les Allemands de l'Est seront libres de voyager, mais avec un passeport, et il faudra aller demander la permission à la police, qui pourra la refuser (mais "seulement dans des circonstances exceptionnelles", d'accord ?) Ces politiques, ces administratifs, ne sont pas complêtement aveugles. Ils se doutent bien qu'il y aura une ruée. Mais ils pensent que ça sera une ruée en bon ordre, vers les postes de police, pour retirer les visas, et pas une ruée directement vers la frontière.

Dans la journée, le document des administratifs est validé par les politiques, puis par Egon Krenz (qui est président de la république et du Comité Central). À 17h30, les nouvelles règles sont validées par le Comité Central, et à 18h il est remis au porte-parole du Comité Central, Günter Schabowski, qui se rend à la conférence de presse du soir.

À 18h, la conférence de presse commence. Elle est diffusée en direct sur DDR1, la chaine est-allemande. À 18h53, les questions arrivent au sujet des frontières. Günter Schabowski lit le document qu'on lui a remis, avec beaucoup de circonlocutions : "nous sommes conscients de problèmes et des aspirations de la population, c'est pourquoi, si j'ai bien compris, aujourd'hui, le comité central a pris la décision d'ouvrir directement les frontières avec la RFA."

La stupeur des journalistes est visible, les questions fusent, la première est : "Immédiatement ? (ab sofort?, prononcé "ab zofort") :

Schabowski n'a pas les réponses, il n'a pas participé à la rédaction des nouvelles règles, il n'a que la note qu'on lui a remise : "vous savez, Camarades, j'ai été informé aujourd'hui qu'une décision avait été prise (met ses lunettes, lit la note à voix haute), donc : les individus peuvent désormais demander l'autorisation de voyager vers l'étranger sans les conditions précédentes (besoin de voyager ou urgence familiale). Les autorisations seront données rapidement. Elles ne pourront être refusées que dans des cas exceptionnels. Les passeports et visas seront délivrés par la Police Populaire. (...) Il est possible de sortir à tous les postes frontières entre la RDA et la RFA. (relève la tête) Je ne sais pas, j'imagine qu'il faut les distribuer ces passeports, ça prend du temps. (...) Immédiatement, sans délai."

La deuxième question importante est : "vous n'avez parlé que de la RFA. Et Berlin-Ouest ?" (pour la comprendre, il faut savoir que pour la RDA, Berlin tout entier est réputé être en RDA. Berlin Ouest n'existe pas, du moins sur le plan légal). Schabowski remet ses lunettes, relit : "(hmm) il est possible de sortir à tous les postes frontières vers la RFA et Berlin-Ouest".

Là encore, la sensation est perceptible dans la salle. Et la troisième question importante : "Que va-t-il arriver au mur de Berlin ?".

C'est là que la vidéo est intéressante. Schabowski change de posture, de langage. Face à une question difficile, il est terrain connu : celui de la propagande. Pendant 5 mn, il enfile les perles : "On vient de me dire qu'il est 19h. Ce sera la dernière question. Merci de votre compréhension. Que va-t-til arriver au Mur de Berlin ? Je vous ai déjà parlé des nouvelles règles de voyage. La question des voyages, la capacité à passer le mur de notre côté (...) n'a pas encore reçu de réponse et exclusivement la question (...) je vais dire ça comme ça, la frontière fortifiée de la RDA... (euh) Nous avons toujours dit qu'il y a plusieurs autres facteurs à prendre en considération. Et ce sont des questions complexes que le Camarade Krenz a adressé (...) les relations entre la RDA et la RFA, vu la nécessité de continuer à garantir la paix avec de nouvelles initiatives. Et (um) le débat concernant ces questions (um) sera sûrement influencé de façon positive si la RFA et l'OTAN acceptent un désarmement, de la même façon que la RDA et les autres pays socialistes. Merci". (si la traduction vous parait dans un français haché, ça n'est pas une erreur de traduction, c'est vraiment ce qu'il a dit. Et encore, j'ai simplifié).

Le reportage de la ZDF se conclut par une interview des membres du Neues Forum, l'opposition est-allemande, puis parle du prochain congrès du parti, qui traitera des changements en cours en RDA. La déclaration de Schabowski, diffusée en direct, fait sensation à l'Est comme à l'Ouest. À 20h, le journal d'ARD ouvre par :

"Madame, Mademoiselle, Monsieur, Bonsoir. Il faut se méfier des superlatifs, tant ils s'usent vite. Mais aujourd'hui, on peut le dire, est un jour historique : l'Allemagne de l'Est a ouvert ses frontières, les portes du mur sont grandes ouvertes". En réalité, à cette heure là, personne n'est encore passé, et les postes frontière sont fermés... Plusieurs personnes, à l'Ouest, prennent la nouvelle avec scepticisme et vont se coucher.

Bibliographie: