On a beaucoup reproché de choses à Günter Schabowski, et notamment d'avoir dit ce malheureux "ab sofort" qui laissait à penser que les portes du Mur devaient s'ouvrir immédiatement. Il faut être honnête : d'une part, il devait annoncer une politique que personne ne lui avait annoncé, ni expliqué. Tout ce qu'il avait, c'était un bout de papier griffonné, et il ne pouvait que le lire. D'autre part, il a bien expliqué que le passage des frontières était soumis à autorisation, qu'il fallait demander un passeport, puis un visa au poste de police. Mais l'annonce tombe sur un terrain frustré, très frustré. De nombreux Berlinois de l'Est ne retiennent qu'une chose : le passage n'est plus interdit, et les portes vont s'ouvrir. Quand ? "ab sofort".

Le Lieutenant-Colonel Harald Jaëger, en charge du poste de frontière de Bornholmer Strasse, au centre-ville de Berlin, écoutait aussi la conférence de presse de Günter Schabowski. Et quand il entend "on va ouvrir les frontières", il y a plusieurs choses qui lui passent par la tête : "ils auraient pu prévenir, quand même", puis "ça va être le chaos". À peine les derniers mots sont diffusés qu'il voit déjà 15 personnes qui attendent devant son poste frontière pour passer. La foule grandit rapidement : à 20h, ils sont une centaine. En fait, beaucoup de Berlinois se sont précipités vers la frontière dès qu'ils ont entendu les mots de Schabowski, mais tous n'habitent pas à côté de Bornholmer Strasse. Il leur faut le temps d'arriver depuis la banlieue. À 21h ils sont un millier.

À 20h30, Harald Jaëger leur demande de rentrer chez eux, leur lit une déclaration et leur rappelle que les demandes de voyage devront passer par les autorités et la Police. En pure perte : ceux qui ont fait 1h de route pour venir ne sont pas prêts à repartir. Et la foule grandit toujours. Le Lieutenant-Colonel est en contact téléphonique avec ses collègues des autres postes frontière, confrontés à la même situation, et avec son chef, le Colonel Rudi Ziegenhorn. À 21h30, la foule devant le poste-frontière est devenue compacte. Pour éviter que la situation ne dégénère, Ziegenhorn lui suggère de laisser sortir quelques personnes, une par une. De préférence les plus excités. La solution est mise en place, mais elle ne calme pas la foule, loin de là.

À 22h30, Jaëger téléphone à nouveau à son chef : la situation a empiré, il a peut-être 20 000 personnes devant lui, rien de ce qu'il dit ne peut les calmer ni les faire partir. Il est possible que la pression de la foule suffise à faire céder les barrières. Il demande de nouvelles instructions, des conseils, n'importe quoi. Ziegenhorn lui répond : "je n'ai plus d'ordres à te donner". À ce moment-là, le Lieutenant-Colonel Harald Jaëger sait déjà qu'il ne lui reste plus qu'une seule chose à faire : ouvrir les portes vers l'Ouest. Mais, dira t-il plus tard : "Ça n'était pas si simple. Garder le mur, c'était toute ma vie. Je ne pouvais pas faire ça comme ça".

C'est finalement à 23h que le poste frontière de Bornholmer Strasse ouvre ses portes en grand. Les Berlinois de l'Est se précipitent vers l'Ouest, et c'est là que ceux de l'Ouest réalisent que l'impensable s'est vraiment réalisé. En prenant sa décision, en ouvrant la porte, Jaëger frissonne, il est en sueur. Il est conscient que son acte signifie la fin de son pays, la fin de la RDA. Il lui faudra un certain temps avant d'oser téléphoner à son chef et d'avouer ce qu'il avait fait. "Tu as fait le bon choix, jeune homme", lui dira Ziegenhorn.

Les scènes filmées à Bornholmer Strasse se reproduisent à tous les points de contrôle. À Checkpoint Charlie, l'un des rares points de passage qui ne soit pas associé à un pont, les gardes frontière font face à deux foules : ceux de l'Est, qui veulent passer, et ceux de l'Ouest, qui leur crient "venez !". Le Lieutenant-Colonel qui commande le poste n'a pas plus d'ordres qu'Harald Jaëger. Il sait que les autres postes sont dans la même situation, puis il apprend que Bornholmer Strasse a ouvert, sur sa droite, et qu'ils n'avaient guère le choix. À 23h17, très précisément, lui aussi donne l'ordre à ses gardes : « on ouvre tout ».

À Berlin, la fête commence. Ce sont les gens venus de l'Ouest qui forceront le point de contrôle d'InvalidenStrasse à ouvrir à son tour. Au petit matin, les Berlinois qui étaient partis se coucher se réveillent, dans une ville qui a radicalement changé. Les européens aussi se réveillent, et là ils commencent à y croire.

Carte des points de contrôle :


(voir aussi celle-ci)

Bibliographie :