Depuis 1989, on a vu fleurir de nombreuses théories sur les causes de la chute du Mur et la fin du communisme en Europe. Suivant votre vision des événements, les personnes à l'origine seront, au choix, des chiens courants du capitalisme ou des héros extraordinaires. En particulier, les dirigeants est-allemands, suivis depuis par quelques historiens, ont cherché plusieurs explications aux événements de 1989. Suivant un mode opératoire qui rappellera sans doute quelque chose à ceux qui ont de jeunes enfants à la maison, c'est la faute de tout le monde, sauf de la leur : de Gorbatchev, des Hongrois, de l'Allemagne de l'Ouest, des Hongrois achetés par l'Allemagne de l'Ouest, des Polonais... Finalement, la seule différence avec les enfants, c'est que la petite soeur d'Erich Honecker semble, pour l'instant, échapper à ces accusations...

Mais, Camarades, si l'on veut bien me permettre d'avoir une lecture marxiste des événements qui marquent la fin d'un certain marxisme en Europe, j'aimerais vous rappeler que l'homme providentiel n'existe pas. La société évolue spontanément parce que les circonstances historiques sont mûres pour son évolution, s'pas ?

Prenons quelques uns de ces coupables supposés :

Les Hongrois

Il ne fait aucun doute que la Hongrie a joué un rôle essentiel dans la chute du Mur. La question, exprimée par les Est-Allemands puis par certains historiens, est de savoir si elle l'a fait exprès, pour causer la chute de la RDA, voire parce que la RFA l'a payée pour ça. Rappelons quelques faits historiques.

La génération qui arrive au pouvoir en 1988, en poussant vers la retraite Janosz Kadar, correspond au premier renouvellement du personnel politique depuis 1956. Kadar est resté au pouvoir pendant 32 ans. C'est dire si la génération qui l'a remplacé, Miklos Nemeth, Gyulya Horn, etc, a eu du temps pour réfléchir... Réfléchir à ce qu'elle pourrait faire et ne pas faire. En arrivant au pouvoir, Nemeth trouve un pays exsangue, dont les finances sont à sec. Sa première préoccupation est : qu'est-ce qui est bon pour la Hongrie, pour les Hongrois ? (aussi incroyable que ça puisse paraître...). D'où, dès 1988, l'ouverture des frontières, pour permettre aux Hongrois d'aller s'approvisionner à l'extérieur, d'y trouver les produits que la Hongrie ne peut pas produire (ni importer). En préparant le budget 1989, son premier budget comme dirigeant, il voit apparaitre énorme poste financier : l'entretien des fortifications de la frontière. En décidant de le supprimer, il donne de l'air à ses finances. Il donne à son administration un message de rigueur budgétaire : les dépenses inutiles, on les sabre. Il donne aussi à son pays une meilleure image à l'Ouest.

Est-ce qu'il sait qu'il va déclencher une révolution ? Sans doute pas. Est-ce qu'il se doute qu'il va déranger un petit peu les pays frères, la Tchécoslovaquie, l'Allemagne de l'Est, la Roumanie, l'URSS ? Sans doute. Est-ce que ça le dérange ? Sûrement pas, c'est même un certain bonus. Mais est-ce que ça a été sa seule motivation ? Certainement pas. Miklos Nemeth n'est pas le ministre chargé de la révolution en Europe, il est le premier ministre de la Hongrie. Sa responsabilité va d'abord à la Hongrie.

Par ailleurs, même s'il n'est pas dans une démocratie, il n'est tout de même pas un dictateur au pouvoir absolu. S'il y avait eu le moindre doute que sa politique était néfaste pour la Hongrie, ses chers camarades n'auraient pas hésité une seconde à le déboulonner (surmenage, congé pour repos prolongé, il y a plein de solutions pour ça). S'il est resté en poste pendant la révolution de 1989, c'est bien parce que l'ensemble du pays et du parti étaient avec lui, partageaient sa vision de l'avenir. Les manifestations populaires de juin 1989 le montrent, d'ailleurs.

À partir du moment où les réfugiés Allemands de l'Est commencent à s'établir en Hongrie, il est certain que les dirigeants hongrois ont pris contact avec les dirigeants de RFA. Faire autrement aurait été stupide. Il est probable que Kohl leur a demandé de retarder l'ouverture de la frontière, pour organiser l'accueil des réfugiés, voire pour que la nouvelle arrive à une date électoralement utile pour lui (le congrès de son parti). Il est possible qu'ils aient obtenu une compensation financière (la RFA annonce un ré-échelonnement de la dette de la Hongrie peu de temps après le 10 septembre). Mais n'oublions pas que la Hongrie n'avait que peu de choix en la matière : renvoyer les réfugiés vers la RDA, c'est en contradiction avec la convention de Genève. Or la Hongrie (et les Hongrois) tiennent beaucoup à cette convention de Genève, qui protège aussi les minorités de langue hongroise dans les autres pays d'Europe de l'Est (Roumanie, Tchécoslovaquie). Impossible de les renvoyer, pas évident de les garder sur place, il fallait bien en faire quelque chose. Dans cette affaire, pendant le mois d'août, les dirigeants Hongrois donnent plutot l'impression de naviguer à vue, sans avoir un plan prédéfini, pris entre plusieurs obligations, jusqu'à ce qu'il réalisent qu'ils n'ont qu'une seule solution.

Les Polonais, les Tchècoslovaques

L'argument "c'est la faute des Polonais" est un peu le miroir de "c'est la faute aux Hongrois". Sauf que les Polonais ont été consultés, par un vote démocratique et sans équivoque. C'est l'expression du peuple polonais qui a amené au pouvoir Mazoviecki, après une "révolution négociée", la première du nom. Et les nouveaux dirigeants polonais n'arrivent au pouvoir que le 12 septembre, après la bataille.

La Tchécoslovaquie, elle, est quasiment irréprochable du point de vue de l'Allemagne de l'Est. Elle a fermé sa frontière quand on lui a dit de fermer sa frontière, elle l'a rouvert quand on lui a dit de la rouvrir. Son principal impact sur les événements a été, le 7 novembre, de dire que, franchement, ce système, là, où les Allemands de l'Est ont le droit de passer à l'Ouest à condition de passer par le sol Tchécoslovaque (depuis le 2 novembre), ça lui paraissait un peu bizarre, et en plus ça fout un bordel monstrueux en Tchécoslovaquie, donc si chacun pouvait garder ses problèmes chez soi, hein, merci bien.

The unsung heroes

En entamant cette longue série de billets, j'avais en tête une théorie préconçue : les Hongrois sont les héros de la révolution pacifique de 1989, et tout le monde l'a oublié. Une théorie symmétrique de "c'est la faute aux Hongrois", si vous voulez. Mon plongeon dans les archives m'a fait découvrir une autre cause fondamentale des événements de 1989 : les Allemands de l'Est. Les barrières ont éclaté parce que des milliers de gens étaient prêts à appuyer de toutes leurs forces dessus.

Il n'est que de regarder les images. Ces Allemands qui passent la frontière par la forêt, pendant l'été 1989, emportent tout juste leurs habits. Ils sont, pour moi, la preuve de l'intensité du désespoir des Allemands de l'Est, de leur besoin d'évasion. Ils ne sont pas les seuls : ceux qui passent en force à Sompron, le 19 août, ont juste quelques bagages, alors qu'ils partent avec leurs enfants. Il m'arrivait de prendre plus de bagages quand je partais en week-end avec mes enfants, quand ils avaient l'age des enfants de la photo. La vidéo des réfugiés qui escaladent les grilles de l'ambassade de Prague est aussi un exemple frappant : ces gens partent avec des jeunes enfants, parfois très jeunes. Ils n'emportent que ce qu'ils peuvent porter sur eux, un sac à dos, une valise, alors qu'ils partent définitivement.

L'autre exemple de cette force, pour moi, ce sont les manifestants de Leipzig. Sans couverture médiatique, sans espoir de réussite, avec la peur d'une répression qui n'est pas une hypothèse d'école, ils défilaient tous les lundis soir. Quand des parents avec enfants décident d'aller manifester en laissant un parent à la maison "en cas de répression", ça signifie deux choses : d'une, que la possibilité de la répression est clairement envisagée, dans toutes ses conséquences (y compris la prison ou la mort). De deux, que malgré cette possibilité, on décide qu'il est plus important, y compris pour les enfants, d'aller manifester, pour le changement qu'on a l'espoir de causer. Pour ce qui est de la couverture médiatique, le journal de la RFA du 3 octobre contient trois photos floues, sur lesquelles la caméra fait un travelling latéral. On y voit une foule impressionnante, mais ce que je retiens, c'est la force du secret : ces photos, c'est tout ce que l'on savait, à l'Ouest, des manifestations du lundi, qui en étaient à leur quatrième semaine. Le 9 octobre, une semaine après, un journaliste de la BBC sera présent à la manif, envoyant son article en code à la rédaction.

Il n'y avait pas une opposition en RDA, mais au moins deux. Ceux qui voulaient juste partir, quitter le pays, à la recherche d'une vie meilleure, n'étaient pas les mêmes que ceux qui voulaient changer le pays de l'intérieur. La frontière entre les deux oppositions est cependant floue : même les revendications des manifestants de Leipzig ont évolué avec le temps, allant en gros de "laissez nous sortir" (début septembre) à "on reste, on veut changer de l'intérieur" (fin octobre). Suivant leur histoire personnelle, les gens ont pu évoluer dans leur opposition et leur façon d'envisager l'avenir, passant d'une opposition intérieure à une opposition extérieure. Cependant, même si elles ont pu s'opposer, ce que je retiens, c'est que ces deux formes d'opposition ont bénéficié l'une de l'autre. C'est parce que des milliers de gens cherchaient à partir que le pouvoir a été obligé d'écouter les manifestants. C'est parce qu'il y avait des milliers de manifestants que le pouvoir a laché du lest sur les frontières.

Ce recouvrement est en particulier visible la nuit du 9 novembre. Les milliers de gens qui se pressent au poste de Bornholmer Strasse ne veulent pas forcément tous partir, même si certain le veulent clairement. Et ils sont là aussi parce que le pouvoir s'est senti obligé de lâcher du lest depuis les grandes manifestations du 4 novembre.

Bref, j'ai l'impression que la RDA a changé parce que les conditions historiques étaient mûres pour son évolution... Et l'un des facteurs de ce changement, ça a été les Allemands de l'Est eux-mêmes. Pas le seul facteur, mais peut-être celui qu'on a le plus négligé.