Préambule

En France, les enseignants sont fonctionnaires.
Et pour recruter un fonctionnaire, le Code de la Fonction Publique préciser qu'il faut nécessairement passer par un concours.

Conclusion : pour recruter un enseignant en France, il faut un concours.
Et ce concours n'est pas une plaisanterie. Si j'en crois les documents officiels, le taux de réussite au CAPES oscille autour de 17 %. Pour donner un ordre de grandeur, j'ai plus de chances de voir un de mes articles acceptés à Siggraph que le candidat moyen d'être reçu au CAPES. Ce taux de sélection est tel que les candidats cherchent à mettre toutes les chances de leur côté, et nombreux sont ceux qui passent le concours après une année de préparation spécifique.

De l'autre côté, le diplome de Master est quasiment au sommet de la pyramide universitaire. C'est le diplome qui permet l'inscription en thèse ; c'est aussi le diplome dans lequel se rejoignent les deux branches de l'enseignement supérieur (université et grandes écoles) : en Master, vous avez aussi bien des élève en GE ou sortant d'une GE que des élèves universitaires. Quelle que soit la façon dont la sélection a été opérée (a priori ou a posteriori), on est au bout d'un long processus d'écrémage, et on y retrouve les meilleurs étudiants. Ça tombe bien, parce qu'un Master demande un vrai travail, dur, avec à la fois des connaissances théoriques profondes et un stage pratique.

Il me fallait planter le décor pour qu'on comprenne bien le premier problème de la réforme de la formation des enseignants : telle qu'elle est présentée aujourd'hui, la réforme de Masterisation prévoit que les futurs enseignants feront les deux choses en parallèle : se préparer au concours et faire un vrai Master (qui permet l'inscription en thèse, donc avec un vrai travail de recherche dedans).

(A et B), (non A et B), (A et non B)...

Avant même de se poser la question de savoir si c'est humainement faisable, il faut se poser la question : qu'est-ce qui se passe si ça rate ? (c'est d'ailleurs l'une des questions que les étudiants posent, pas bêtes, les étudiants). Pour dire les choses clairement : que se passe t-il si on est reçu au concours mais recalé au Master ? Ou bien si l'on est reçu au Master, mais recalé au concours ?

Jusqu'ici, cette question n'a pas reçu de réponse claire. On a l'impression que pour le ministère, elle ne se pose même pas : les conseillers vivent apparemment dans un monde de surhommes, où personne n'a jamais de passage à vide, de grosse fièvre, ni de RER en panne le matin. Dans le monde merveilleux des conseillers du ministre, tous ceux qui auront leur Master seront reçu au concours, et réciproquement.

C'est pourtant bien cette incapacité à répondre à la première question, la plus évidente : "que va-t-il arriver aux reçus-collés (ou aux collés-reçus, d'ailleurs) ?" qui est à l'origine d'une partie de la contestation contre cette réforme. Certains ont eu l'impression que le but de la réforme était de créer des bataillons de diplomés "Master Enseignement", recalés au concours mais embauchables comme vacataires dans tous les collèges et lycées de France. Impression fausse, j'en suis sûr, mais que la communication du Ministère n'a rien fait pour dissiper.

Hypothèse 1 : Le candidat a obtenu le concours, mais est recalé au Master. Par exemple parce qu'il a fourni un mémoire merdique. La solution "ben alors on n'a qu'à lui donner le Master", envisagée par certains, a été rejetée par le ministère. Avec raison, à mon avis. Pour plusieurs raisons, mais la principale est : si on dit qu'il suffit d'avoir le concours pour avoir le Master, alors c'était pas la peine de faire toute cette réforme, il suffisait de donner le Master à tous ceux qui réussissaient au concours. Les Universités ne sont probablement pas chaudes non plus pour cette solution : si on accepte que le concours suffise pour avoir le Master, alors l'Université n'est plus maitre de qui elle diplome. En ces temps où l'on parle beaucoup d'autonomie, ça fait tâche. Conclusion : le candidat qui a obtenu le concours mais pas le Master devra redoubler son M2. Problème : pour l'instant, les concours de recrutement supposent une prise de fonction immédiate. Il faudra demander un délai (qui peut s'obtenir, mais suppose un accord de l'administration, qui peut toujours refuser). Redoubler son M2, par ailleurs, suppose l'autorisation de l'Université, qui elle aussi peut refuser (si le candidat a été vraiment trop mauvais, par exemple). On attend la circulaire sur les concours pour savoir ce qui se passera dans ce cas là (probablement l'annulation du recrutement du candidat).

Hypothèse 2 : Le candidat a obtenu son Master, mais est recalé au concours. Avec un taux de sélection en dessous de 20 %, ça n'est pas une hypothèse d'école, ça va être la majorité. Question : peut-il redoubler l'année de préparation au concours ? Actuellement, c'est le cas (et une bonne partie des reçus au concours sont des redoublants). Sera-ce toujours possible ? Mystère, et pas de réponse claire du Ministère. Question 2 : s'il redouble, devra t-il être inscrit en Master ? Auquel cas il faudrait redoubler l'année de M2, pourtant acquise ? Une fois de plus, ce sont des questions simples, et les étudiants qui s'inscriront à la rentrée prochaine sont en droit d'avoir une réponse à ces questions. Le Ministère promet une circulaire sur le sujet "bientôt".

Science-Fiction

En supposant que le Ministère soit rempli de gens raisonnables et de bonne foi, j'imagine que la solution la plus logique serait de dire : pour passer le concours (CAPES), il faut soit être inscrit en M2, soit être titulaire d'un Master. Le résultat du concours de recrutement est subordonné à l'obtention par le candidat d'un Master (avec un délai ?), faute de quoi le recrutement du candidat est annulé.

Je n'ai pas mes entrées au Ministère, hein. Je dis juste que s'ils veulent éviter de créer une situation encore plus complexe qu'elle ne l'est, c'est ce qu'ils devraient dire.

Si je pousse un cran plus loin ma réflexion, que va-t-il se passer dans ce cas là ? Les étudiants sont des êtres raisonnables, capables de réflexion. Mener de front deux formations est impossible, sauf pour les super-héros. Conclusion : le mieux est de préparer le M2 sérieusement, et de l'obtenir (éventuellement de passer les épreuves du concours, mais bon, pas obligé, hein). Puis, l'année d'après, de faire une préparation intense au concours, et d'obtenir le concours. Et si on le rate, ben, on a toujours un Master, et on peut s'inscrire en thèse.

Conclusion : les nouveaux professeurs seraient recrutés à Bac+6 : Master, plus un an de préparation au concours. Actuellement, en théorie, il suffit d'être titulaire d'une licence pour passer le CAPES. En pratique, cependant, de nombreux étudiants s'inscrivent en préparation conjointe CAPES + Agreg, et donc attendent d'avoir un M1. Toujours selon les statistiques officielles, 45 % des admis au CAPES externe (la moitié !) sont titulaires d'un M1. On n'aurait donc juste un décalage d'un an avec la pratique majoritaire actuelle.

Politique du pire

Maintenant, le Ministère s'est pas mal distingué dans cette réforme par une attitude un peu, on va dire cavalière, pour rester poli. La commission Marois-Fillâtre, par exemple, lui a rendu ses conclusions en indiquant 4 possibilités pour les épreuves du concours, et en expliquant les avantages et les inconvénients de chacune, et en pointant que l'une d'elles cumule, selon eux, tous les inconvénients et est clairement la pire. Conclusion : c'est celle-ci qui a été choisie par le Ministère...

Si les conseillers du Ministre cherchaient à mettre en place la situation la plus complexe possible, ils diraient : obligation d'obtenir le Master et le concours la même année. Obligation de passer les épreuves d'admissibilité du concours pendant l'année de Master, et orientation en fonction des résultats de ces épreuves d'admissibilité, suivi d'une obligation d'obtenir l'admission au concours et le M2 la même année. Autrement dit, on ne recruterait que les super-héros, capables de mener de front des études de Master et une préparation au concours, et le fait de rater l'un entrainerait automatiquement l'annulation de l'autre.

Dessine-moi une communication

Je n'irai pas jusqu'à dire : "si la réforme a échoué, ce n'est pas parce qu'elle est mauvaise, c'est parce que nous n'avons pas su communiquer", qui est l'excuse habituelle des gouvernants français. Mais je pense pouvoir dire que cette réforme a des conséquences. Chaque choix qui est effectué par le Ministère, chaque arbitrage, a des conséquences possibles ou certaines sur le cursus des étudiants. Conséquences positives ou négatives, à court terme ou à long terme.

De façon naturelle, les étudiants seront plus intéressés par les conséquences à court terme, mais le politique (au sens noble du terme) a la possibilité de pointer les conséquences à long terme, et d'avoir un discours axé sur la vérité : "oui, vous allez y perdre avec cette réforme, vos études vont s'allonger et vous devrez mener plusieurs choses de front, mais, en contrepartie, vous allez y gagner parce que..."

(Il faut tout de même être conscient du fait que les gens seront assez peu sensibles à des arguments du style : "vous y perdez sur le court-terme, mais le reste du monde va y gagner sur le long terme..." Comme disait Keynes, à long terme, on est morts).

Donc, si j'étais en charge de la communication du Ministère, quelle que soit l'option choisie, j'aurais tenu le discours suivant :

Option 1: priorité au Master, passage des concours facultatif l'année de M2 : "Actuellement, de nombreux étudiants interrompent leur Master pour passer les concours, puis reviennent en M2 après avoir échoué aux concours. Cette coupure au milieu du Master est préjudiciable à la continuité pédagogique du diplome, et les concours de recrutement privent les universités de leurs meilleurs éléments. Notre réforme fera que les meilleurs étudiants continueront en thèse, et tous les étudiants seront mieux intégrés au cursus universitaire. Certes, il est très difficile de passer en même temps le concours et de faire un vrai stage de M2, et nous en sommes conscients. Mais les étudiants peuvent très bien faire un M2 complet, puis se former aux concours l'année d'après, pour lesquels nous maintenont les classes préparatoires existantes".

Option 2: concours et Master mélangés, obligation d'avoir le concours exactement l'année du Master : "Les enseignants sont en charge de l'avenir de la France. Ce sont eux qui formeront les citoyens de demain. La tâche est exaltante, mais rude. Il est de notre devoir de ne choisir que les meilleurs pour cette responsabilité importante. Nous savons que mener de front un vrai Master et une préparation au concours est difficile, mais c'est précisément cette difficulté qui nous garantit de recruter les meilleurs des meilleurs".

Et, tant que j'en suis à rêver, le communicant du Ministère pourrait dire : "nous savons que l'une des conséquences de cette réforme est l'allongement des études, et nous ne voulons pas que la réforme puisse décourager les bons candidats. Nous allons donc mettre en place des bourses qui couvrent vraiment l'ensemble des frais de l'année universitaire, pas comme les ridicules bourses de 300 euros par an que nous attribuons par ailleurs, et ces bourses seront attribuées sur critères de ressources et de mérite, au 1 % les plus méritants de chaque année universitaire". (ah, et puis je voudrais une moto, aussi.)

Pourquoi la communication est-elle essentielle ici ? Parce que la contradiction interne à cette réforme est, comme on l'a vu au début, structurelle et non conjoncturelle. Il s'agit de mener de front un concours de recrutement et un Master universitaire. L'une des solutions pour faire passer la réforme serait de lâcher du lest sur l'une des conditions (concours ou Master). Dans le climat de méfiance profonde qui règne face au Ministère (et dont les Ministres ne paraissent pas avoir suffisamment conscience), tout le monde prète au Ministère des intentions néfastes : suivant les gens, cette réforme a pour but de torpiller les concours de recrutement, de les rendre inutiles, ou alors de torpiller le Master, ou de torpiller les universités... Bref, à force de ne pas expliquer suffisamment les réformes, et de ne pas reconnaitre leurs conséquences ou les problèmes qu'elles posent, le Ministère les rend plus néfastes qu'elle ne sont en réalité.